In L’aménagement urbain – promesses et défis.
p.232-267

Laideur et légitimité dans la paysage urbain

Nous voudrions, dans ce chapitre, parler de ce dont on ne parle pas, sauf en haussant les épaules, en poussant un soupir découragé ou de manière péjorative. Nous parlerons de ces espaces en lambeaux que nous apercevons du coin de l’œil lorsque nous sommes lancés à grande vitesse sur les autoroutes urbaines, ces béances dans la trame de la ville que notre regard parcourt en refusant de s’y attarder, de ces étendues solitaires ponctuées d’édifices à l’abandon dans lesquels nous voyons parfois une forme de poésie tragique, mais dont nous nous éloignons bien vite. C’est dire que notre intérêt portera sur une des dimensions les plus négligées du paysage urbain moderne, celle que l’on retrace dans les ordres de l’ordinaire, de l’indifférent, et du laid.

La notion de paysage, tendue entre une « lecture objectivante, (qui la pose) comme le résultat tangible des interactions multiples entre le milieu naturel et l’histoire des sociétés, et une lecture qui soumet le concept lui-même à la reconnaissance d’un regard, historiquement et socialement construit »1, est par nature polysémique, dans la mesure même ou elle décrit un aspect du réel tout en faisant référence à sa représentation. Le paysage est à la fois la partie d’un pays présente à notre regard, l’étendue que l’on appréhende comme un tout, mais aussi ce que le sujet en comprend, ce qu’il en ressent à son égard, et l’ensemble des plaisirs, rêves ou images que cet espace provoque en lui. Le paysage n’est jamais seulement une représentation ou une portion d’espace concret, le support d’émotions ou celui d’actions pratiques. Si chacune de ces dimensions prend en effet plus ou moins d’importance selon l’expérience du paysage que le sujet traverse, et si la configuration de ces dimensions varie en fonction de facteurs sociaux2, il n’en reste pas moins vrai que le paysage est à la fois produit et support d’imaginaire, réel et construction du réel, perception et interprétation de la perception.

Le recours à la notion de paysage est pourtant contraignant dans la mesure où elle reste étroitement associée à celle de jugement esthétique. Si nous nous en tenons à son histoire, parler de paysage, c’est parler du beau, du pittoresque, ou du charmant, du plaisant enfin. On connaît les liens entre l’expression du sentiment paysagiste et la peinture d’une part, la littérature d’autre part3. C’est que l’histoire de la pensée comme du sentiment paysagiste est celle même des paysages élitaires, grandement admirés, souvent chargés d’une mission sociale. Le projet paysagiste tel qu’il se dessine depuis le XVIIIe siècle comme projet social, non seulement ignore les lieux concrets de la vie ordinaire, mais a souvent débouché sur des tentatives de la réformer, sinon de la supprimer, comme ce fut le cas pour les paysages ruraux et forestiers4.

La tradition tient donc pour négligeables au mieux, et toujours pour les situer hors de son champ d’intérêt, les espaces abandonnés, interstitiels qui ponctuent la ville contemporaine. Ce sont des anti-paysages par cette tradition, en ce ses qu’ils ne suscitent pas les émotions esthétiques qu’elle reconnaît, en ce qu’enfin ils ne peuvent qu’obscurcir les efforts d’élucidations du sens, la mise sur pied des codes d’appréciation qui a accompagné la production des paysages élitaires.

Rapportée au contexte urbain, la notion de paysage n’est pas moins contraignante. Avec les travaux de Rimbert5, Lynch6 et Ledrut7 sur les images de la ville, une approche particulière se dessine, qui privilégie l’idée de l’identité de lieu ou de ville et de ses composantes, sa lecture et son interprétation. Cette approche expulse complètement la part de flou des images urbaines, ou les considère comme autant de dimensions négatives de ces dernières. Les objets d’études en prennent une sorte de netteté, de clarté qui laisse un champ fertile mais peu exploré, parsemé de notations subjectives et d’esquisses poétiques consacrées aux anti-paysages et aux non-lieux8. Sous l’influence de Chombart de Lauwe9, Lefebvre10, puis Faucault11, le regard critique voit dans la production et, plus tard, dans la protection du paysage urbain un instrument de domination sociale que se réservent les institutions étatiques12. Les analyses de l’appréciation des paysages ou de la « consommation paysagère » se font sur le modèle de l’anatomie du goût offerte par Bourdieu13, et font apparaître le lien entre appréciation et maîtrise des codes et attribuent à l’objet valeur et position parmi d’autres objets et qui permettent de renforcer les mécanismes de distinction sociale.

Mais alors que faire de ces lieux que notre regard parcourt, nolens volens, tant de fois par jour ? Ne peut-on penser qu’en dépit de l’absence de prestige qui les caractérise, ils constituent non seulement une dimension de l’identité de la ville moderne, mais aussi, à travers nos pratiques répétées, et apparemment indifférentes, une dimension de notre identité de citadins ?

La négligence de ces espaces interstitiels, souvent précaires, est une condamnation implicite du paysage même de la ville contemporaine. Car ces lieux sont non seulement nombreux, mais ils sont le produit même des évolutions industrielles de notre société, dont nous sommes partie prenante. Ils s’intègrent à d’autres paysages, peut-être plus anciens, plus anoblis par le temps, pour en devenir une dimension particulière. Des regards d’usagers leur attribuent une valeur paysagère : ainsi du regard de l’habitant frontalier d’une zone industrielle, ou celui des travailleurs de cette même zone, qui les transforment en lieux porteurs d’identité.

Il nous faut, à notre tour, regarder ces lieux, et leur reconnaître valeur de paysage. Mais comment le faire ? Nous partirons de l’idée qu’ils représentent la traduction des conflits qui sont au cœur de l’inscription urbaine de la modernité, et que leur précarité et leur illégitimité découlent précisément de leur position au cœur de cette inscription conflictuelle. Il faudra alors nécessairement garder à l’esprit que notre propre regard, en accordant une valeur paysagère à ces lieux réputés dépourvus d’intérêt, transforme la nature incertaine de statut actuel et leur en confère nécessairement un nouveau en les « tirant » du côté de la tradition paysagère esthétisante.

Cette prémisse bouscule pourtant un aspect de cette tradition, pour laquelle la laideur dans le paysage n’est pas un objet d’intérêt, et qui a toujours la nostalgie des hauts-lieux, jardins somptueux, grandes places publiques et magnifiques ensembles urbains. Elle nous conduira nécessairement à tenter de saisir le sens de cette laideur, afin de reconnaître la difficulté que nous éprouvons à la cerner. Notre effort d’élucidation seront donc plus sensible aux mots qui véhiculent l’expérience et la perception des lieux qu’à leurs qualités spatiales concrètes ou « objectives ».

Nous aborderons alors la question de l’appropriation du sens de cette laideur à travers deux cas et deux contextes culturels différents. Nous ferons un premier récit de cette appropriation par ajustement, adaptation, intériorisation du statut actuel de l’un de ces lieux à Montréal. Puis nous parlerons d’autres espaces interstitiels en France dont l’appropriation par détournement de leur sens idéologique originaire a débouché sur la formation d’un nouveau paysage et l’émergence d’un nouveau statut de ce type de lieu. Nous nous interrogerons enfin, en guise de conclusion, sur la fatalité de ces appropriations et sur leur portée, et rappellerons les raisons de la nécessité de lecture des paysages de reste dans la ville.

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Pour faire référence à ce chapitre
Perla Korosec-Serfaty (1991) La ville et ses restes. In Germain A. (Dir.) L’aménagement urbain. Promesses et défis. Québec, Éditions de l’Institut Québécois de recherche sur la culture, p. 232-267. http://perlaserfaty.net/la-ville-et-ses-restes/

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